CHAPITRE X

ASWARA

J’étais présent à la célèbre conférence donnée par Juhok Monchell dans l’amphithéâtre du palais réginal. Pas facile de rester concentré dans l’indescriptible charivari soulevé par mes confrères de l’Académie des Fresles, mais je me suis efforcé d’observer avec attention les traits de l’explorateur – avais-je vraiment le choix ? Je ne pouvais pas saisir ses paroles.

J’ai exploité la confusion pour gagner les premiers rangs où, en principe, mon grade ne me donnait pas le droit d’accéder, et je me suis tenu aux pieds de l’estrade jusqu’au départ du sieur Monchell.

J’en ai gardé l’impression tenace qu’il n’était plus tout à fait un sieur. Sa peau grise et lisse n’était pas vraiment celle d’un homme. Ses yeux ronds, étrangement saillants, le faisaient ressembler à un habitant du Fraternel. De même, je me demandais pourquoi il ne daignait pas baisser l’ample capuche qui lui couvrait la tête, et ce au mépris de la règle protocolaire (notre reine et le prince consort avaient honoré cette manifestation de leur auguste présence). J’en reçus la réponse un peu plus tard, alors qu’il se baissait pour esquiver un objet lancé par l’un de ses auditeurs furibonds – une attitude, là aussi, peu compatible avec le protocole courtisan : je crus deviner que ses cheveux étaient en réalité des sortes de tentacules entremêlés et légèrement translucides. Je me dis que nous n’aurions pas dû écouter Juhok Monchell mais le dévêtir, l’étudier, voire – et cette dernière suggestion soulève sans doute des questions d’éthique – le disséquer.

Car nous avions sous les yeux une créature d’un genre nouveau, le spécimen d’un être humain ayant évolué vers la créature marine.

Juhok Monchell ne se contentait pas de prôner la symbiose avec les habitants premiers de Frater 2 – j’éviterai ici les notions controversées de peuples ou de civilisations –, il en était le produit, l’exemple vivant. Et mes chers confrères, les doyens de l’Académie des Fresles, les esprits les plus brillants de Grande-Isle et des isles voisines, étaient en train de passer à côté d’une chance unique. Je compris alors que leurs certitudes les aveuglaient, qu’ils n’avaient plus de scientifique que l’uniforme, le prestige et la prébende. Ils rejetaient tout ce qui pouvait remettre en cause le culte de la supériorité humaine et, par conséquent, leur position sociale, ils refusaient de s’aventurer sur de nouvelles voies, de découvrir de nouvelles lois. On prétend que la peur donne des ailes, je crois plutôt qu’elle les rogne.

Je jetai mon tablier de disciple académicien dès le lendemain de cette conférence, et j’essayai de retrouver Juhok Monchell, condamné à mort pour crime de lèse-majesté. Il avait été exécuté au cours de la nuit, et, malgré une quête méticuleuse, inlassable, jamais je ne réussis à mettre la main sur son corps.

Je finis par abandonner mes recherches, pensant que les autorités de Grande-Isle, conseillées par les académiciens, avaient brûlé le corps de Juhok Monchell et rejeté dans l’oubli une démarche à la fois téméraire et fascinante.

Ephan Joklinn,

fondateur du mouvement Esprits libres,

Ansbel,

Grande-Isle, Frater 2.

Du sommet de l’isle on apercevait la banquise, un trait étincelant tiré entre l’azur du ciel et le bleu plus foncé de l’océan Fraternel. Malgré la proximité du pôle, la température restait agréable grâce aux geysers bouillants qui jaillissaient régulièrement du sol et s’écoulaient dans les bassins en terrasse des bords de l’immense cratère. Une végétation luxuriante habillait les flancs volcaniques ; des couleurs chatoyantes abandonnées par les écoulements sulfureux serpentaient dans le vert tendre des arbres et des plantes.

Il avait fallu trois jours aux murcies du bassin pour atteindre cette terre oubliée des hommes. Regroupées autour des deux anciennes qui transportaient Löte et Seke, elles avaient fendu les vagues océaniques à une allure constante. Elles avaient affronté deux terribles tempêtes sans perdre de vitesse ni dévier de leur route. Lorsqu’elles s’étaient engagées dans les courants glacés, elles avaient craché des panaches d’eau tiède sur leurs deux passagers pour les préserver du froid. Elles s’étaient parfois enfoncées dans des bancs d’une brume épaisse où les bruits et le temps se figeaient.

Séparés l’un de l’autre par une distance d’une vingtaine de pas, Löte et Seke avaient échangé des regards inquiets. Comme le jeune griot avait déjà effectué une traversée en compagnie des grands cétacés, il lui revenait de rassurer la princesse d’un geste, d’un sourire. Il ressassait pourtant des pensées tourmentées, taraudé par le sentiment d’avoir trahi Marmat et, à travers son maître, la confrérie des griots, les peuples humains disséminés dans la Galaxie. Ses remords s’estompaient comme par enchantement lorsque ses yeux se posaient sur Löte et le harcelaient dès qu’il se retrouvait livré à lui-même dans le silence profond des nuits océaniques. Même si Marmat Tchalé s’insurgeait régulièrement contre la solitude du griot – et semblait parfois désireux d’en préserver son disciple –, il finissait toujours par se plier aux exigences de la Chaldria. Comme les autres voyageurs célestes, il appartenait à la confrérie avant d’appartenir à l’humanité, il surmontait l’indicible souffrance des renaissances pour accomplir coûte que coûte sa mission. Il n’existait au fond que pour ces courts instants où sa voix reliait entre elles les humanités dispersées, soutenue par les notes de la kharba, sa seule compagne, sa seule racine. En accompagnant Löte au rassemblement des espèces de Frater 2, Seke avait choisi l’homme en lui.

Les murcies s’étaient engouffrées dans le défilé bordé de falaises abruptes menant au centre de l’isle. Émerveillés par la féerie des couleurs et la luxuriance de la végétation, Löte et Seke avaient enfin pu regagner la terre ferme.

Des hommes et des femmes les y avaient accueillis avec des exclamations de joie. « Hommes » et « femmes » n’étaient d’ailleurs pas les termes appropriés pour décrire ces êtres à la-peau grise et lisse, aux yeux ronds et aux formes élancées. D’humain ils avaient conservé l’allure générale et le langage, le reste ressortait plutôt de la créature marine. Leur absence de pilosité, leur aisance dans l’eau, leurs capacités subaquatiques, leur alimentation, constituée de poissons crus, d’algues et de crustacés, leur complicité ludique avec les murcies et les adapodes résultaient de la démarche symbiotique entreprise des siècles plus tôt par une poignée de visionnaires.

L’un d’eux se tenait à l’entière disposition des nouveaux arrivants : Ern Monchell, fils de Juhok Monchell, le célèbre explorateur disparu une douzaine d’années plus tôt. Il leur avait fait servir un repas à base de crustacés, de poissons et de fruits fournis par une variété de plante grimpante poussant à l’intérieur du cratère. Il avait puisé de l’eau pure et fraîche dans de grandes conques au pied d’une cascade.

« Le Lien a été fondé très peu de temps après l’arrivée de l’arche des origines, expliqua Ern Monchell pendant que ses hôtes, affamés, assis sur des rochers, se restauraient. Ces fondateurs ont étudié la société des murcies et des adapodes, ils ont essayé de convaincre les premières reines de la nécessité de la symbiose, mais ils ont été raillés, persécutés, exilés sur les isles glacées du pôle. Nous sommes leurs descendants. Nous avons peu à peu muté pour vivre dans l’eau, l’élément principal de Frater 2. Nous avons délégué certains d’entre nous pour inviter les Fraternels à partager notre expérience. Les Grandisliens ont massacré le dernier de nos ambassadeurs, Juhok Monchell, mon père. Il a pourtant essayé de leur présenter la symbiose de manière progressive, en leur expliquant d’abord les particularités de notre monde constitué à quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’eau. Mais les hommes refusent d’apprendre des créatures qu’ils jugent inférieures et qui, pourtant, sont des modèles d’adaptation à leur environnement. »

Tout comme les Jezomini avaient refusé d’apprendre des enfants du Tout, songea Seke. Les oaseurs avaient regardé les skadjes du Mitwan comme des créatures monstrueuses sans jamais prendre conscience qu’ils avaient sous les yeux des modèles d’adaptation à leur milieu.

« Les murcies nous ont enseigné leur langage dont les cris ne sont qu’un aspect superficiel. Elles communiquent principalement par images, selon un système proche de la projection holographique. Elles émettent des ondes dont les interférences peuvent être reproduites et perçues à des centaines de lieues de distance. Elles exercent ainsi une surveillance constante de l’océan. Les adapodes, eux, captent directement leurs informations à la source, là où se forme la pensée. Es vivent indifféremment sur terre ou dans l’eau, mais ils aiment s’enfouir dans les profondeurs du sable où ils peuvent demeurer pendant des années sans bouger, sans manger, sans boire, à l’écoute des mouvements de leur planète. Quand les hommes sont arrivés, les adapodes ont aussitôt proposé leurs services. Par curiosité et par compassion : ils adorent partir à la découverte de nouvelles formes de vie et ils ont estimé que les arrivants avaient besoin d’aide. Hormis les fondateurs du Lien, les hommes n’ont pas compris que les habitants premiers de Frater 2 essayaient de les guider, de les orienter vers des voies d’évolution différentes, harmonieuses. Pendant des siècles, les adapodes ont accepté le rôle réducteur d’animaux domestiques, d’auxiliaires dévoués, de chausse-pieds. Ils gardaient l’espoir d’entamer un dialogue véritable avec les hommes, mais on ne peut pas échanger avec ceux qui ne songent qu’à augmenter l’étendue de leurs avoirs et de leur pouvoir. Et puis les prêcheurs aux robes rouges sont apparus, ils ont contraint les populations des isles du Levant à vénérer leur dieu surgi des ténèbres, ils ont construit une immense flotte de guerre et entamé la conquête des terres habitées de Frater 2. Les espèces du Lien ont estimé que, si elles laissaient faire les serviteurs du dragon, elles risquaient d’être à leur tour emportées par le néant et elles ont décidé d’intervenir... »

À la fin du repas, Ern Monchell entraîna Löte et Seke dans l’une des nombreuses grottes des flancs du cratère. D’autres membres du Lien y avaient élu domicile. Leurs métamorphoses différaient selon leurs aptitudes et leurs fonctions. Certains flottaient dans des bassins naturels d’eau sulfureuse dont ils ne sortaient jamais. Ils évoquaient de gigantesques méduses avec leur peau translucide, leurs membres étirés et leur tête hypertrophiée.

« Les empathes, précisa Ern. Des capteurs et amplificateurs de pensées. Ils nous servent de relais de communication et nous permettent d’émettre et de recevoir d’un coin à l’autre de Frater 2. Ils favorisent également la compréhension entre les espèces, ils renforcent le Lien. Ne croyez pas qu’ils souffrent de leur immobilité, ils voguent en permanence sur des flots d’euphorie et ont très peu de besoins énergétiques. Ils espèrent être un jour capables d’établir des contacts avec des mondes lointains, de tenir des conversations à travers l’espace. »

Seke s’approcha d’un bassin. Il fut incapable de déterminer si le corps difforme de l’empathe était celui d’un homme ou d’une femme. Au travers de l’eau légèrement ambrée, on distinguait le réseau de ses veines et certains de ses organes sous sa peau translucide. Il demeurait immobile, sans manifester le moindre signe d’activité, mais, lorsque Seke croisa ses yeux ronds et noirs, il se sentit pénétré d’une chaleur bienfaisante, plongé dans un bain de compassion pure.

« Ce sont les empathes qui ont prévenu le Lien de l’arrivée des visiteurs célestes, murmura Ern. Nous avons alors envoyé des adapodes à votre rencontre.

— Pourquoi sont-ils venus à mon secours sur le rempart du palais ? demanda Löte.

— Le Lien avait besoin d’un interlocuteur humain. Ce choix avait certainement un rapport avec les visions de votre enfance. »

Löte se couvrit la poitrine de ses bras. Elle n’avait pas éprouvé de gêne à se présenter nue devant des hôtes eux-mêmes dépourvus de vêtements, mais les paroles d’Ern Monchell lui faisaient l’effet d’une violation intime et ravivaient sa pudeur.

« Comment savez-vous que...

— N’oubliez pas que les adapodes se tiennent à la source de la pensée. Il y a bien longtemps que les portiers de la Congrégation ont sacrifié leurs connaissances sur l’autel du pouvoir. Les empathes se sont servis de vous, de votre potentiel vibratoire, pour remonter la piste des griots. Les voyageurs célestes sont pour l’instant nos seuls contacts avec les autres formes de vie éparpillées dans l’univers. »

Löte s’avança à son tour vers le bassin et surmonta ses réticences pour contempler l’empathe. Elle se surprit à lui trouver de la beauté et de la grandeur en dépit de sa métamorphose, en dépit de son crâne disproportionné et de son corps gonflé d’eau. Elle perdit toute notion de jugement, elle éprouva seulement la joie à la fois simple et magnifique d’être aux côtés de l’homme qu’elle avait attendu depuis sa petite enfance.

« Venez... »

Tirés de leur ravissement par le chuchotement d’Ern, Seke et Löte le suivirent dans les autres salles de la grotte. La dernière d’entre elles, la plus petite, s’emplissait entièrement d’une matière rougeâtre translucide et souple. Des filaments plus épais la traversaient, s’échappaient de l’ouverture et reliaient, comme les fils d’une toile d’araignée, la voûte, le sol et les parois rocheuses. À l’intérieur se dressait un corps de femme maintenu en l’air et transpercé par d’autres filaments.

Löte ne put s’empêcher de pousser un cri lorsqu’elle reconnut Osfoët, la reine des Fresles. Sa première réaction de joie se changea rapidement en inquiétude. Elle voulut s’avancer à l’intérieur de la petite salle, Ern Monchell la retint par le bras.

« Il serait dangereux d’interrompre la fusion de la reine avec la substance des origines.

— La... matière des merveilles ? »

Ern acquiesça d’un hochement de tête.

« Elle gisait depuis des siècles dans l’arche. Elle n’avait pas manifesté le moindre signe de vie jusqu’à ce que votre mère s’en approche. Elle s’est éclairée et enroulée autour d’Osfoët comme une étoffe. Elles sont remontées ensemble et se sont installées dans cette salle pour continuer leur symbiose. »

Les filaments ressemblaient à des cordons ombilicaux faits de chair et de matière transparente.

« Les empathes assurent que votre mère ne souffre pas », ajouta Ern.

La sérénité rayonnante émanant du visage d’Osfoët aurait dû rassurer Lote, mais elle savait qu’elle ne la verrait plus jamais sous sa forme habituelle et elle en éprouva du chagrin, comme si elle contemplait le corps de sa mère pour la dernière fois.

Seke établit le lien entre la substance des origines et le soltan, le parasite implanté dans la poitrine de certaines femmes de Jezomine. Salima, la jeune et belle soltane de Bel Sief, avait retroussé sa tunique pour lui montrer les frémissements de ses seins. Le souvenir des ondulations autour des aréoles foncées transporta Seke à l’intérieur d’une pièce sombre et fraîche, dans le corps d’une femme allongée sur un lit.

Le murmure d’une fontaine berçait le silence. Un souffle d’air s’insinuait sous le tissu léger de sa robe. Le soltan s’agitait dans son sein gauche, transformait les effleurements de la brise en caresses appuyées, affolantes. Elle aurait dû suspendre sa respiration comme le lui avaient appris les matrones, mais, aujourd’hui, elle n’avait pas la volonté ni le courage de lutter contre le tentatueur. La volupté l’aiderait à oublier le fils qu’on lui avait retiré après son accouchement. Elle lui permettrait également, au moins pendant quelques instants, de ne plus penser aux hommes qui se succédaient dans sa maison et lui achetaient une ou deux étreintes pour une poignée de saquins. Que le tentatueur lui vole des années de vie, quelle importance ? À quoi bon prolonger une existence dilapidée en amours factices ? Elle se renversait maintenant sur le lit, aux prises avec un plaisir à l’intensité presque douloureuse. Les mouvements du soltan se prolongeaient en ondes ineffables jusqu’aux extrémités de ses membres. Elle sombrait dans un océan de félicité si profond que, prise de panique, elle remontait à la surface, elle se raccrochait aux limites familières de sa chambre, aux rais de lumière mordorée tombant en oblique des interstices du volet, aux meubles et aux miroirs dans lesquels les plus vaniteux de ses clients aimaient s’admirer.

Elle revenait à elle, pantelante, couverte de sueur, comme à chaque fois qu’elle recevait la visite d’un tentatueur. Frustrée également. La frayeur l’avait empêchée d’aller au bout du voyage. Le soltan, elle le pressentait, était plus qu’un simple amplificateur de plaisir, une porte ouverte sur l’inconnu. Il stimulait son système nerveux pour l’inviter à découvrir d’autres dimensions. La peur de perdre des années de vie n’était que la face émergée d’une terreur ancienne : la soumission à la volonté d’une intelligence invisible.

Le soltan conviait à la métamorphose. Tout comme les perles d’obédience des courtisans de Jezomine. Tout comme les pierres de reconnaissance en usage sur Agellon. Bien que de formes différentes, ils provenaient d’une même source, la substance des origines dont on retrouvait des traces sur la plupart des mondes de la Dispersion. Une matière mystérieuse, vivante, qui s’était embarquée avec les peuples humains dans les vaisseaux et que les croyances populaires paraient de pouvoirs miraculeux.

« Pourquoi avez-vous délivré ma mère des geôles de l’Ankl ? »

La voix de Löte ramena Seke dans la grotte.

« Parce que le Lien nous l’a suggéré, répondit Ern. Il estime que la reine des Fresles, la descendante directe de Mœveth, est un élément essentiel de l’équilibre de Frater 2. La symbiose d’Osfoët avec la matière des merveilles semble lui donner raison... »

Les membres du Lien appelaient l’isle Aswara, nom, selon les empathes, donné à l’endroit par les peuples autochtones des murcies et des adapodes – le mot « Aswara » désignait également la planète tout entière et pouvait être traduit par « centre de la Création » ou « puits de convergence ». Les compagnons d’Ern Monchell passaient une bonne partie de leur temps à jouer avec les grands cétacés ou les chausse-pieds dans l’étendue d’eau claire et tiède cernée par les murailles volcaniques.

Löte et Seke décidèrent de s’installer au sommet de l’un des reliefs les plus élevés de l’isle. Ils avaient une vue splendide sur l’océan Fraternel et, au loin, sur la ligne blanche et scintillante de la banquise. Ils aménagèrent un logement sommaire dans une cavité naturelle dont ils fermèrent l’ouverture avec des branchages. Une source proche leur fournit de l’eau pure, et des fruits jaunes, moins volumineux mais plus nourrissants que ceux du bas du cratère, assurèrent l’essentiel de leur nourriture.

Les jours passèrent dans la beauté du rapprochement, dans la célébration des sens. Ils sortirent rarement de leur abri, ne descendant au fond du cratère que pour prendre des nouvelles d’Osfoët et partager un repas avec les compagnons du Lien. La reine ressemblait de moins en moins à une femme. Même si sa métamorphose s’accomplissait sans souffrance, Löte ne pouvait s’empêcher de verser des larmes au spectacle du corps et du visage déformés de sa mère.

La moindre émotion, la moindre sensation prenait une dimension inouïe dans le voisinage des empathes. La saveur des aliments et de l’eau devenait ensorcelante, le contact de l’eau, les effleurements de l’air, les caresses des rayons de Soror ravissaient les sens, le chagrin plongeait dans des gouffres de mélancolie... Le désir de Seke pour Löte augmentait de jour en jour. Il ne vivait que pour ces instants où elle le rejoignait sur leur couche, où leurs lèvres et leurs peaux s’épousaient, se dévoraient, où leurs ongles et leurs dents traçaient des sillons rougissants sur leurs épaules, leurs dos et leurs ventres.

Quand Löte s’endormait, les pensées de Seke se tournaient vers son maître resté à Ansbel et peut-être reparti sur les flots de la Chaldria. Il n’aurait su dire si son renoncement lui procurait de la nostalgie ou du soulagement. Il espérait que son existence d’avant se détacherait de lui comme un fruit mûr, qu’il s’égarerait définitivement dans le labyrinthe fascinant des émotions. Dès que Löte s’éloignait pour cueillir des fruits ou puiser de l’eau, un vide se creusait au plus profond de lui, que l’amour de la jeune femme ne suffisait pas à combler. Dès qu’elle réapparaissait dans leur abri, parée de ses seuls cheveux, les lèvres encore luisantes du fruit qu’elle croquait, il oubliait ses tourments et se laissait reprendre par l’enchantement.

Ils perdirent peu à peu la notion du temps. Le ventre de Löte, qui commença à s’arrondir, et les mouvements de Soror, l’étoile bleutée du système, devinrent leurs seuls repères chronologiques.

Seke se demandait parfois si l’alignement chaldrien s’était produit, si le Cercle des griots s’était rassemblé à Venter, si les adorateurs du serpent aux plumes de sang continuaient de pousser les peuples humains dans l’oubli. Un sentiment diffus d’inquiétude le jetait dans le cœur des nuits noires et le rendait à sa solitude de voyageur. Il sortait de l’abri sans réveiller Löte et, la tête levée vers le ciel étoilé, il essayait de percevoir le chœur des formes, le chant de la Création. Il n’entendait plus que les battements de son cœur, le fredonnement des sources proches, les sifflements du vent dans les frondaisons, les cris lointains des murcies montant des profondeurs du cratère. Son cycle ne se jetait plus dans les mouvements de l’univers. Il n’était plus qu’un faiseur de bruit, un être soumis à ses sens, l’un de ceux qui offensaient le silence des enfants du Tout.

Qui-vient-du-bruit.

Le ventre de Löte s’alourdit et lui interdit bientôt de descendre au fond du cratère. Elle n’eut plus la possibilité de rendre visite à sa mère, dont la symbiose avec la matière des merveilles s’était achevée quelques mois plus tôt. Osfoët restait confinée dans la petite salle de la grotte qu’elle avait demandé de fermer avec un mur de pierre. On ne lui avait laissé qu’une mince fente pour recevoir un peu de nourriture et communiquer avec les visiteurs. Bien que déformée, sa voix restait recon-naissable, et elle soutenait des conversations par instants déconcertantes.

Après s’être assuré que Löte ne manquait de rien, Seke emprunta le sentier naturel sinuant entre les rochers, les buissons et les arbres. Un sombre pressentiment l’assaillit lorsqu’il s’engagea dans la pente. Il faillit revenir sur ses pas et serrer Löte dans ses bras, puis il y renonça : elle avait besoin d’une nourriture variée et, même si elle ne le lui avait pas précisé, elle souhaitait qu’il lui rapporte des nouvelles de sa mère.

La chaleur agréable déposée par les rayons de Soror à l’intérieur du cratère contrastait avec la fraîcheur des cimes. Le vent éparpillait les panaches de fumée des geysers et des sources chaudes. Seke apercevait, transperçant l’eau claire en contrebas, les flèches sombres et vives des murcies. Saisi par la beauté et la sérénité de cette terre minuscule cernée par les eaux, il se hissa sur un promontoire rocheux pour admirer le paysage baigné de la lumière bleutée de l’étoile. L’isle semblait à l’abri de toute dégradation, épargnée par le temps ; elle méritait son nom d’Aswara, de centre de la Création.

Les compagnons du Lien l’accueillirent en bas par des manifestations de joie. Ils s’enquirent de la santé de Löte, plongèrent dans l’eau claire du centre de l’isle, revinrent quelques instants plus tard avec une récolte abondante de crustacés, d’algues et de poissons, en déposèrent une grande partie dans un ballot de branches et de feuilles d’arbre qu’ils remirent au visiteur.

Avant de remonter, Seke se rendit dans la grotte où résidait Osfoët. Une tristesse déchirante l’imprégna lorsqu’il traversa les salles intermédiaires habitées par les empathes. Contrairement à l’habitude, il ne s’attarda pas près des bassins, il se dirigea immédiatement vers l’entrée murée de la dernière pièce. De la merveille des matières subsistaient quelques lambeaux desséchés des filaments accrochés aux pierres des parois.

Seke approcha son visage de la fente horizontale d’où s’échappait un rayon de lumière rouge. L’ancienne souveraine des Fresles ne lui laissa pas le temps de s’annoncer.

« Tu viens me faire tes adieux, Seke ?

— Mes adieux ?

— Le temps est venu de repartir. Tu sais au fond de toi que tu es un griot, un voyageur. »

Seke se recula d’un pas pour échapper à la pression de la voix caverneuse et puissante d’Osfoët.

« Je n’ai pas l’intention de repartir, bredouilla-t-il. Pas l’intention d’abandonner Löte et l’enfant qu’elle...

— Qui décide de ce genre de choses ?

— Moi !

— Qu’est-ce que « moi » ? Est-ce que « moi » se définit par le corps ? Par la volonté ? »

Seke mesura soudain la différence entre les enfants du Tout et les faiseurs de bruit : les premiers n’avaient pas de volonté propre, ils se laissaient porter par les cycles sans jamais chercher à influer sur leur environnement ni sur les événements. Les seconds s’estimaient capables de forger leur destin, même s’il leur fallait pour cela froisser la trame universelle et réduire au silence le chœur de la Création. Seke était retourné au bruit parce que la rumeur de ses désirs l’emplissait tout entier et l’empêchait de percevoir les sons des formes.

« Löte a besoin de moi !

— Ma fille est comme tous les êtres vivants : quand elle comprendra que l’espace et le temps ne sont que des leurres, elle ne fera plus dépendre son bonheur d’un autre. Dis-moi quel est ton projet, Seke.

— Rester près de Löte !

— Qu’est-ce qui se dissimule derrière ce désir ?

— Pourquoi irais-je chercher ailleurs le bonheur qu’elle me donne ?

— Qu’est-ce que le bonheur ? »

Exaspéré, Seke faillit tourner les talons et filer sans demander son reste. Il en appela à toute sa raison pour rester près du mur de pierres : il avait promis à Löte de lui donner des nouvelles de sa mère.

« Löte voulait savoir... Enfin, nous voulions savoir comment vous alliez, dit-il avec une certaine réticence.

— À quoi bon ? Tu n’auras pas l’occasion de lui rapporter notre conversation.

— Je... j’en ai la ferme intention...

— Qui décide ?

— Moi, et moi seul !

— Ah, l’orgueil humain... Est-ce qu’un arbre ou un nuage décide d’être ? Tu te crois donc indispensable sur Frater 2 ? Écoute, écoute la voix de la Création. Adieu, Seke. »

Le griot comprit qu’il ne tirerait plus rien d’Osfoët, sortit de la grotte sans prêter attention aux empathes, chargea sur son épaule le ballot préparé par les compagnons du Lien et se mit en chemin, troublé, pressé de rejoindre Löte.

La nuit le surprit avant qu’il n’ait eu le temps d’atteindre les cimes. La fraîcheur piquante du vent le fit frissonner. Les étoiles s’allumèrent une à une mais ne parvinrent pas à repousser les ténèbres, si denses qu’elles escamotaient le sentier.

De plus en plus inquiet, Seke pressa le pas, l’épaule meurtrie par le ballot. Depuis qu’elle avait accompli la symbiose, Osfoët n’avait pas l’habitude de parler pour ne rien dire. Les mots de l’ancienne souveraine de Grande-Isle continuaient de résonner en lui. Il ne concevait même pas l’idée d’être séparé de Löte. Il lui fallait au contraire consolider leur bonheur encore fragile, entretenir leur flamme. Malgré le poids du ballot, malgré sa fatigue, malgré la raideur de la pente, il accéléra l’allure, courant presque sur les rares parties planes. Il ne distinguait plus le bas du cratère ni les cimes, suspendu entre ciel et terre, perdu dans une nuit indéchiffrable.

Un éclair déchira le ciel et éclaboussa de lumière buissons et rochers. Une porte éblouissante s’ouvrit devant Seke. Il voulut se jeter en arrière, mais un courant à la puissance phénoménale le happa.

Son hurlement de désespoir se perdit dans les gouffres du temps.